Le Sénat a adopté une proposition de loi tendant à mieux réguler l’accès aux terres agricoles. Ce texte destiné à faciliter l’installation des jeunes agriculteurs propose un dispositif pour contrôler les prises de participation sociétaires.
Contexte
La régulation de la propriété agricole est ancienne. Elle repose sur les SAFER, créées par la loi n° 60-808 d’orientation agricole du 5 août 1960 afin « d’acquérir des terres ou des exploitations agricoles librement mises en vente par leurs propriétaires, ainsi que des terres incultes, destinées à être rétrocédées après aménagement éventuel ». Un droit de préemption leur a ensuite été octroyé par la loi n° 62-933 du 8 août 1962 complémentaire à la loi d’orientation agricole. Celui-ci a été élargi au fil des années et des missions complémentaires ont été octroyées par la loi aux SAFER.
L’outil sociétaire a été identifié comme l’instrument privilégié d’accaparement des terres agricoles, un modèle qui s’est par ailleurs beaucoup développé dans le monde agricole car il présente des avantages, comme celui de protéger le patrimoine personnel en le séparant du patrimoine professionnel, de dissocier le type d’imposition, de faciliter la reprise des exploitations….
La loi n° 2014-1170 du 13 octobre 2014 d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, a donc prévu d’étendre le droit de préemption des SAFER à la cession à titre onéreux de la totalité des titres d’une société. Mais le dispositif est facilement contournable, dans l’hypothèse d’une cession partielle ; c’est ce qui est arrivé dans l’Indre en 2016, où un fonds d’investissement chinois a acquis 1700 hectares de terres céréalières – à un prix supérieur à celui du marché -, puis dans l’Allier en 2017 où ce même fonds d’investissement a acquis 900 hectares, sans que la SAFER ne puisse faire valoir son droit de préemption ni même être saisie.
En France, on dénombre aujourd’hui 64 % d’exploitations individuelles et 36 % d’exploitations sociétaires, contre en moyenne 95 % d’exploitations individuelles et 5 % d’exploitations sociétaires dans les autres États membres de l’Union européenne (UE).
Le Parlement n’en est pas à sa première tentative pour lutter contre les accaparements des terres agricoles. Plusieurs propositions législatives faisaient l’unanimité entre les deux chambres et proposaient un dispositif visant à endiguer le contournement du droit de préemption des SAFER : La loi « Sapin 2 » du 9 décembre 2016 puis la loi relative à la lutte contre l’accaparement des terres agricoles et au développement du biocontrôle du 20 mars 2017 qui était elle-même issue d’une proposition de loi de Daniel Grémillet au Sénat et d’Olivier Faure et Dominique Potier à l’Assemblée nationale.
Or, le Conseil constitutionnel a censuré la disposition qui attribuait aux SAFER la possibilité de préempter des terres en cas de cession partielle des parts ou d’actions d’une société dont l’objet principal est la propriété agricole, estimant qu’elle portait une atteinte disproportionnée au droit de propriété et à la liberté d’entreprendre.
Que contient la PPL ?
Aujourd’hui, loin d’une grande loi sur le foncier agricole, cette proposition de loi propose un dispositif pour contrôler les prises de participation sociétaires. Pour cela, elle crée un nouveau chapitre au sein du code rural consacré à la politique d’installation et au contrôle des structures et de la production.
Le Conseil d’Etat, saisi sur cette PPL, n’a pas considéré que le dispositif proposé par la PPL contrevenait aux principes constitutionnels relatifs au droit de propriété et à la liberté d’entreprendre.
L’article 1er voté par l’Assemblée nationale
L’article 1er crée un nouveau chapitre relatif au contrôle des sociétés possédant ou exploitant du foncier agricole. Il détermine les objectifs du dispositif, à savoir : favoriser l’installation d’agriculteurs, la consolidation d’exploitations agricoles et le renouvellement des générations agricoles en luttant contre la concentration excessive des terres et leur accaparement, ainsi que contribuer à la souveraineté alimentaire de la France et tendre à faciliter l’accès au foncier, notamment en contrôlant le respect des prix du marché foncier local.
L’article définit les conditions dans lesquelles la prise de contrôle d’une société est soumise à autorisation préalable :
- L’élément déclencheur est la prise de contrôle d’une société possédant ou exploitant des biens immobiliers à vocation ou usage agricole.
- La prise de participation doit être réalisée par une personne physique ou morale qui excède un seuil d’agrandissement significatif ou qui détiendrait, après la prise de contrôle, une superficie totale excédant ce seuil.
Ce seuil d’agrandissement significatif est fixé par le Préfet de Région, il est exprimé en hectares, par territoire. Côté acquéreur, ce seuil est apprécié en additionnant toutes les superficies agricoles exploitées ou possédées directement ou indirectement.
L’article donne une définition de la prise de contrôle : il s’agit de la prise de participation par acquisition de titres sociaux qui confère à une personne physique ou morale, agissant directement ou par l’interposition d’une personne morale acquéreur, le contrôle de la société (caractérisé par des droits de vote supérieurs à 40 %). Cela s’applique également aux holdings.
L’article prévoit en outre d’autres cas où ce dispositif s’applique, afin de couvrir le maximum de montages juridiques possibles et d’anticiper les contournements.
Certaines opérations ne sont pas soumises au dispositif d’autorisation préalable :
- Les opérations réalisées par les SAFER (qui devront néanmoins être réalisées avec l’accord préalable des commissaires du Gouvernement).
- Les opérations réalisées à titre gratuit.
- Les opérations réalisées entre membres d’une même famille (parents jusqu’au 3ème degré inclus), à la condition que le nouvel acquéreur participe à l’exploitation et conserve la totalité des titres sociaux pendant 9 ans.
- Les sociétés foncières agricoles.
Une clause de nullité est prévue pour toute opération réalisée en violation du dispositif d’autorisation préalable. Elle est exercée par l’autorité administrative et se prescrit dans un délai d’un an à compter du jour où l’opération est connue de l’autorité administrative. L’autorité administrative peut également, en plus de la nullité, prononcer une amende allant jusqu’à 2 % du montant de la transaction.
L’article détermine une procédure de demande à la SAFER -qui instruit la demande pour le compte de l’autorité administrative, la transmet à l’autorité administrative et la publie- et de délivrance de l’autorisation.
En vue d’obtenir une autorisation, la société objet de la prise de contrôle ou son bénéficiaire peuvent proposer des mesures compensatoires qui se matérialisent par une libération de superficies agricoles (vente, bail rural, au profit de l’installation d’un jeune agriculteur ou d’un agriculteur ayant besoin de consolider son exploitation).
Le Préfet de Région, après avoir pris connaissance des engagements proposés et de l’avis de la SAFER, a 3 possibilités :
- Soit autoriser sans condition l’opération.
- Soit l’autoriser sous conditions (en la subordonnant à la réalisation effective des engagements pris, dans les 6 mois à compter de l’autorisation).
- Soit la refuser.
A défaut d’autorisation expresse, l’opération est réputée autorisée au terme d’un délai fixé par décret (silence vaut accord). Le non-respect d’engagements du titulaire de l’autorisation conditionnelle entraîne sa nullité de plein droit. L’autorité administrative peut également prononcer une amende administrative ne pouvant excéder 2 % de la transaction.
Enfin, la délivrance de l’autorisation prévue par cet article vaudra autorisation d’exploiter.
Les modifications apportées par le Sénat
- Le Sénat a confié au préfet de Département (et non plus au préfet de Région) le soin d’accepter ou de refuser la demande d’autorisation préalable à une prise de participation sociétaire.
- Seuil d’agrandissement significatif déclenchant le dispositif d’autorisation préalable des transactions sociétaires : le Sénat a prévu que le préfet procédera aux consultations nécessaires pour établir ce seuil. Ce seuil sera de 2 fois à 3 fois la surface agricole utile régionale moyenne (SAURM), celui qui s’appliquera sera celui du lieu où se trouve la plus grande superficie de terres détenues ou exploitées par la société et il s’appliquera à la société faisant l’objet de la prise de contrôle.
Le Sénat a, en outre, précisé son mode de calcul et pondéré le seuil en fonction du nombre d’associés ou actionnaires y exerçant leur activité professionnelle ainsi que du nombre de salariés en CDI depuis au moins 9 ans, dans la limite d’un ETP.
Il a également modifié les modalités de prise en compte des surfaces de bois et de forêts pour le calcul du seuil et a prévu le décompte, de la surface totale retenue pour mesurer l’atteinte du seuil, des surfaces sans intérêt économique, faisant l’objet de protections environnementales spécifiques.
- Exemptions : le Sénat a prévu des exemptions pour les cessions intra-familiales aux membres d’une famille jusqu’au 4ème degré ainsi que pour les personnes mariées ou pacsées. Il a adopté des exemptions supplémentaires : pour les cessions de titres sociaux entre associés ou actionnaires d’une même société, pour les cessions de titres sociaux de sociétés à destination de salariés ou d’apprentis. Il a, par ailleurs, supprimé l’exemption des sociétés foncières agricoles disposant d’un agrément d’entreprise solidaire d’utilité sociale.
- Procédure de demande d’autorisation préalable et instruction par les SAFER : le Sénat a encadré le format de la demande. Il a prévu que les SAFER informent les organisations interprofessionnelles concernées par l’opération et que celles-ci peuvent transmettre un avis. Les interprofessions peuvent remettre des observations écrites à tous les stades de la procédure, tant à la SAFER qu’au préfet. Il a encadré le coût de la procédure d’autorisation pour le demandeur. Il a rendu obligatoire le fait d’entendre les parties à l’opération dans le cadre de l’instruction dès lors qu’elles en font la demande. Il a réécrit les dispositions relatives à l’instruction réalisée par les SAFER et créé une procédure de renvoi pour instruction complémentaire. Il a supprimé la possibilité donnée aux SAFER d’informer le demandeur de l’autorisation prise par l’autorité administrative compétente.
- Mesures compensatoires : Le Sénat a précisé la finalité des mesures compensatoires et leur application. En particulier, il a précisé qu’il ne pourra être mis fin à un bail ou un autre contrat en cours avant son terme prévu. La cession de terres agricoles par une société détenant une surface considérée comme excessive, que celle-ci les exploite ou non, sera possible, dans le respect toutefois des baux et contrats en cours. Il ne pourra pas non plus être imposé de substituer un fermier par un autre, dans le cas où la société concernée n’exploite pas elle-même ses terres. Le préfet ne pourra imposer des mesures compensatoires ayant pour effet de mettre en péril la viabilité économique des exploitations. L’intervention obligatoire des SAFER dans la réalisation des mesures compensatoires est supprimée. Le Sénat a donné au préfet de département la possibilité de consulter la commission départementale d’orientation agricole (CDOA) sur la demande d’autorisation. Il a également donné au préfet de département le soin de prévoir un cahier des charges annexé à la décision recensant les mesures compensatoires qui feront l’objet d’un contrôle et celui de fixer le délai de réalisation des engagements des parties à l’opération.
- Le Sénat a supprimé la possibilité de dispense d’autorisation d’exploiter au titre d’une autorisation du contrôle des cessions sociétaires.
- Il a interdit l’intervention commerciale des SAFER sur les biens des sociétés dont elles ont instruit la procédure d’autorisation. Mais dans le cas où les mesures compensatoires ne sont pas exécutées ou lorsque le cahier des charges fixé par le préfet n’est pas respecté, la SAFER pourra intervenir sur les terrains concernés, par exemple en faisant usage d’une préemption.
ARTICLE 2 – Actualisation des moyens d’action des SAFER
Cet article étend la possibilité pour les SAFER d’utiliser le mécanisme de substitution pour les cessions d’actions ou de titres de sociétés, qui existe actuellement pour les biens ruraux, les terres, les exploitations agricoles ou forestières.
ARTICLE 3 – Notification des opérations aux SAFER
Cet article complète la liste des déclarations obligatoires à réaliser auprès des SAFER : toutes les opérations emportant augmentation ou réduction de capital d’une société devront être déclarées. La formalité doit être réalisée par le gérant de la société. Pour les opérations sociétaires, la formalité doit être satisfaite auprès de la SAFER du lieu du siège social de la société concernée. Si le siège est situé hors de France, c’est auprès de la SAFER du lieu du siège d’exploitation ou du lieu où se trouve la plus grande superficie de terres détenues ou exploitées par la société que la formalité doit être satisfaite.
Le Sénat a apporté plusieurs modifications :
- Il a clarifié la personne chargée de réaliser l’obligation déclarative à la SAFER dans le cas d’opérations sociétaires.
- Il a soumis les opérations notifiées par les notaires à l’obligation de télédéclaration via les SAFER.
- Il a donné aux SAFER l’accès au casier viticole informatisé et au registre parcellaire par convention et après accord des exploitants.
Cet article prévoit un traitement dématérialisé de cette obligation.
ARTICLE 7 – Entrée en vigueur de la loi
Cet article, introduit par le Sénat, prévoit une entrée en vigueur de l’article 1er à une date et selon des modalités fixées par décret en Conseil d’Etat. Ce même décret précisera le délai dans lequel le préfet de Région arrête le seuil d’agrandissement significatif. L’article renvoie aussi au décret le soin de déterminer les dates à compter desquelles les obligations de notification et de télédéclaration rentreront en vigueur, ainsi que la procédure de demande d’autorisation.