Le Conseil européen qui s’est tenu les 15 et 16 octobre n’a fait qu’accroître la menace d’un arrêt brutal des négociations. Toutefois, depuis le 19 octobre, les Vingt-Sept et le gouvernement britannique ont repris les pourparlers. La conclusion d’un accord entre l’Union européenne et le Royaume-Uni sur leur future relation commerciale bute, encore et toujours, sur les trois mêmes sujets : l’accès des pêcheurs européens aux eaux britanniques, les garanties réclamées au Royaume Uni en matière de concurrence et la méthodologie de règlement des différends. Le projet de loi sur le marché intérieur britannique, déjà approuvé par la Chambre des Communes, remet en cause l’accord de retrait d’octobre 2019. Face à cette violation du droit international, l’Union européenne menace d’un recours en justice.
I. Les soubresauts de la relation euro-britannique depuis le Conseil européen des 15 et 16 octobre
a) Le Conseil européen a conforté la posture européenne
La neuvième session de négociation entre l’Union européenne et le Royaume-Uni avait laissé apparaître, début octobre, quelques percées nouvelles des sujets tels que la sécurité aérienne, la coordination de la sécurité sociale et le respect des droits fondamentaux et des libertés individuelles.
Mais le Conseil européen des 15 et 16 octobre a constaté que « les progrès réalisés sur les questions essentielles présentant un intérêt pour l’Union ne sont toujours pas suffisants pour parvenir à un accord », sachant que Boris Johnson avait évoqué cette échéance comme date butoir des négociations.
Les discussions butent toujours sur les mêmes sujets : la pêche, la concurrence et le règlement des différends. Depuis la parution du projet de loi sur le marché intérieur britannique, qui viole l’accord de retrait et le « protocole irlandais » qui lui est annexé, les Européens campent d’une seule voix sur leurs exigences principales : pas d’accord commercial sans garanties durables en matière de concurrence et de continuité d’accès des pêcheurs continentaux aux eaux britanniques, même si ce dernier front reste le plus susceptible de se fissurer.
b) Au terme du Conseil européen, Boris Johnson a spectaculairement prononcé l’arrêt des pourparlers
Le 16 octobre au soir, Boris Johnson s’est déclaré en faveur d’un arrêt des pourparlers (« trade talks are over »), jugeant clair que « l’Union européenne ne veut pas [leur] accorder un traité commercial du type Canada [le CETA, signé par l’Union européenne et le Canada] ». Il a
ajouté : « Comme nous n’avons plus que dix semaines [avant que le Royaume-Uni ne sorte du marché commun] et que les Européens refusent de discuter sérieusement, j’en ai conclu que nous devons nous préparer le 1er janvier 2021 à des arrangements plus proches d’un accord australien », c’est-à-dire d’un no deal qui ne dit pas son nom.
Le 18 octobre, le même déclarait n’accepter de renouer le dialogue qu’en cas de « changement fondamental d’approche ».
Le 19 octobre, David Frost, le négociateur britannique sur le Brexit, est allé jusqu’à demander à Michel Barnier, négociateur européen, de renoncer à la visite que celui-ci devait lui rendre le jour même à Londres.
c) Une ultime reprise des négociations
Un rapprochement s’est effectué en plusieurs temps. Après un appel téléphonique à son homologue britannique, David Frost, Michel Barnier a affirmé le 19 octobre que l’Union européenne restait disponible pour intensifier les discussions, indiquant attendre la réaction des Britanniques. Le même jour, le vice-président de la Commission européenne, Maros Sefcovic, a rencontré Michael Gove, ministre chargé de la coordination de l’action gouvernementale ; ce dernier a fait état de progrès significatifs, tandis que Maros Sefcovic a salué « l’orientation et l’engagement clairs » donnés par les Britanniques en vue d’arriver à un compromis.
« Malgré les difficultés, un accord est à notre portée si nous sommes, des deux côtés, prêts à travailler constructivement dans les prochains jours » car « le temps est très limité », a déclaré Michel Barnier le 21 octobre.
Devant le Parlement européen, celui-ci s’est même déclaré prêt à intensifier les discussions et à rechercher « les compromis nécessaires, de chaque côté », envisageant ainsi de manière explicite que des concessions puissent être faites à l’endroit des Britanniques. Prenant soin de répondre aux demandes de réassurance britanniques, il a estimé que les principes qui guident l’UE dans ces négociations commerciales, notamment le « fair play » économique, ne sont « pas incompatibles avec la souveraineté britannique, qui est une préoccupation légitime » du Premier ministre, Boris Johnson. Ce discours volontairement apaisant n’est pas passé inaperçu du côté britannique, le porte-parole du Gouvernement ayant aussitôt indiqué que le discours du négociateur de l’UE avait été accueilli « avec intérêt ».
Mercredi 21 octobre, le Royaume-Uni s’est dit prêt à reprendre dès le 22 octobre, à Londres, les négociations commerciales post-Brexit avec l’Union européenne. Les discussions doivent s’y tenir jusqu’à dimanche.
II. Des positions qui semblent irréconciliables
Le Royaume-Uni revendique son ambition de retrouver sa souveraineté grâce au Brexit et fait de la pêche un sujet symbolique via la reconquête de sa souveraineté sur les eaux britanniques. Le chancelier de l’Échiquier Rishi Sunak a par ailleurs annoncé vouloir établir dix ports francs à partir de 2021 : pour doper l’activité portuaire et relancer la production manufacturière dans le Royaume-Uni post-Brexit, il voudrait un premier site ouvert au business dès 2021 en Angleterre et dix sites au total pour l’ensemble du Royaume-Uni. Adossées à des ports, aéroports ou hubs ferroviaires, ces vastes zones (de 25 à 45 km d’un bout à l’autre) pourraient bénéficier d’une exonération de droits de douane et de TVA à l’importation mais aussi d’une fiscalité allégée pour l’occupation des sols et d’un assouplissement des règles d’urbanisme. Un produit manufacturé dans un port franc à partir de biens d’importation ne serait redevable que de la TVA s’il devait être revendu au Royaume-Uni. En cas d’exportation, il ne subirait ni droits de douane ni TVA. L’intérêt réel de ces zones franches a toutefois été contesté par une étude chiffrée menée au sein l’université du Sussex par l’observatoire des politiques commerciales du Royaume-Uni (UKTPO) qui conclut que l’avantage en question ne jouerait que pour 1 % du total des importations britanniques en valeur.
L’Union européenne, pour sa part, continue de s’opposer à un traitement séparé de la pêche qu’appelle le Royaume-Uni de ses vœux puisqu’il y est en position de force, un Brexit sans accord aboutissant spontanément à évincer les pêcheurs continentaux des eaux britanniques. Par ailleurs, les garanties en matière de concurrence réclamées par l’Union européenne au Royaume-Uni en contrepartie du maintien d’un plein accès à son marché intérieur sont hypothéquées par le projet de loi sur le marché intérieur, par lequel le gouvernement britannique se dégagerait de son obligation de déclarer à l’Union européenne les aides que l’État britannique consentirait à l’Irlande du Nord (article 43 du projet de loi) ainsi que de l’obligation de déclarer en douane les produits qui transitent de l’Irlande du Nord vers la
Grande-Bretagne (article 42).
Plus fondamentalement, ces dispositions violent l’accord de retrait d’octobre 2019, ce que l’Union européenne juge parfaitement inacceptable. Ainsi, le Conseil européen dans sa dernière réunion « rappelle que l’accord de retrait et ses protocoles doivent être mis en œuvre intégralement et en
temps voulu » et il « appelle les États membres, les institutions de l’Union et toutes les parties prenantes à intensifier leurs travaux pour se préparer, à tous les niveaux, à tout ce qui adviendra, y compris à l’éventualité d’une absence d’accord, et invite la Commission, en particulier, à envisager en
temps utile des mesures d’urgence unilatérales et limitées dans le temps qui soient dans l’intérêt de l’UE ».
Le Parlement européen a lui-même résolu de ne jamais entériner un nouvel accord avec le RoyaumeUni sans que soit garantie la pleine application de l’accord de retrait.
Rappelons que la Commission européenne a adressé le 1er octobre dernier une lettre de mise en demeure au Royaume-Uni pour manquement aux obligations qui lui incombent en vertu de l’accord de retrait. Dans le cadre de cette première étape de la procédure d’infraction, le Royaume-Uni a jusqu’à fin octobre pour présenter ses observations.
Pour mémoire, en l’absence d’accord commercial, les règles de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) s’appliqueront le 1er janvier prochain, entraînant l’application de droits de douanes élevés aux frontières du Royaume-Uni.
III. En définitive, des chances minces mais non nulles de parvenir à un accord
Un accord obtenu avant la fin octobre pourrait encore être transposé et adopté avant la fin de l’année.
Dans cette ultime ligne droite, la plupart de observateurs se plaisent à dire, tant au Royaume-Uni que dans les États membres, qu’une absence d’accord reste préférable à un mauvais accord. Certains, de ce côté de la Manche, se demandent même quelle serait l’utilité de parvenir à un accord acceptable sur le fond, dès lors que les Britanniques montrent qu’ils ne sont pas dignes de confiance en n’honorant pas leur signature.
Quoi qu’il en soit, les raisons pour lesquelles Boris Johnson pourrait souhaiter aboutir à un accord in extremis restent très nombreuses.
D’une part, la remise en cause britannique du protocole Irlandais ouvre la perspective d’une nouvelle frontière terrestre douanière en Irlande pour que l’Union européenne contrôle l’accès à son marché intérieur. Dans un climat déjà tendu, de telles infrastructures fragiliseraient la paix issue des accords du Vendredi saint. D’autre part, en Ecosse, où 62 % des votes furent défavorables au Brexit lors du référendum de 2016, le camp des partisans de l’indépendance apparaît, désormais, majoritaire dans les sondages.
Sous un autre angle, le Royaume-Uni n’est toujours pas parvenu à un accord commercial avec les États-Unis, ce qui pèse sur ses perspectives d’une réorientation mondiale de son activité économique,
en dépit de l’obtention d’autres accords commerciaux, souvent mineurs en termes d’incidence économique quoique bruyamment célébrés. Le gouvernement britannique relève toutefois ces derniers jours des avancées dans ses négociations commerciales avec les États-Unis et l’Australie, et il vient de conclure avec le Japon son premier accord de libre-échange le UK-Japan Comprehensive Economic Partnership Agreement (CEPA), lequel n’aurait qu’un effet limité sur la croissance britannique (+ 0,07% de croissance annuelle à horizon de 15 ans selon les estimations du gouvernement).
Enfin, si, en termes de politique intérieure, la simultanéité de la crise sanitaire et d’un no deal permettrait de délayer les causalités vis-à-vis de l’opinion intérieure concernant les difficultés économiques à venir, la superposition des deux chocs risque d’être particulièrement violente pour la population. À cet égard, l’inquiétude des entreprises britanniques, déjà affectées par la crise sanitaire, s’accroît de jour en jour ; 40 % d’entre elles anticipent une extension de la période de transition au-delà du 31 décembre d’après la Confederation of British Industry, cette dernière jugeant leur état d’impréparation particulièrement préoccupant.
Selon l’agence Bloomberg, le gouvernement britannique envisagerait finalement de renoncer aux dispositions controversées du projet de loi sur le marché intérieur afin de faciliter les négociations.
Une telle démarche permettrait à Boris Johnson de ressouder sa propre majorité, qui s’était avérée très critique sur le non-respect de l’accord de retrait lors du vote du projet par les Communes. En dernier lieu, les Lords ont voté à 395 voix pour et seulement 169 contre – la pire défaite d’un gouvernement aux Lords depuis 20 ans – une motion qui « regrette » les dispositions violant le traité, en attendant que le texte ne revienne devant les Communes, qui auront le dernier mot.
Ces conjectures pourraient cadrer avec l’opinion, parfois formulée, suivant laquelle les conditions apparemment déraisonnables posées par Boris Johnson ainsi que la violation de l’accord de retrait obéiraient à une même stratégie de négociation, qui pousse à reculer autant que possible le
dévoilement d’éventuelles marges de manœuvre.
Prochaines échéances :
- 23 octobre – 2 novembre : vacances parlementaires d’automne
- 31 octobre : date limite de réponse pour le Royaume-Uni à la mise en demeure de la Commission européenne sur le projet de loi sur le marché intérieur britannique
- 4 novembre : examen aux Communes des projets de loi post-Brexit sur l’agriculture et sur l’immigration (2ème lecture)
- A partir du 16 novembre : examen par la Chambre des Lords des dispositions du projet de loi sur le marché intérieur relatives au protocole nord-irlandais